« Populisme : le grand ressentiment » Éric Fassin

Textuel, Petite encyclopédie critique, 2017, 85 pages. Traduit en Espagnol Populismo de izquierdas y neoliberalismo, Herder.

Dans ce livre Éric Fassin s’interroge sur l’opportunité de développer un « populisme de gauche » pour faire face à celui « de droite » apparu avec fracas lors de l’élection de Donald Trump. Le terme est de plus en plus employé alors qu’il résiste à la définition et est utilisé pour qualifier des gouvernement ou des candidats au pouvoir apparemment très différents : D.Trump, V. Poutine, V.Orban, J.Kaczynski, R.Erdogan, R.Duterte, B. Sanders, Jeremy Corbin, Syriza, Podemos, LFI. Il explique que le populisme a d’abord été interprété comme une réaction raciste aux vagues migratoires et au terrorisme, puis, au moment de cette élection et du Brexit comme un rejet des politiques néolibérales. Ce faisant la question de savoir s’il fallait adopter le populisme comme stratégie électorale s’est posée à gauche. Il rappelle les écrits de Chantal Mouffle et Ernesto Laclos (qui parlent d’abord du péronisme argentin) opposant un groupe de « ceux d’en bas » à un groupe de « ceux d’en haut ». Chantal Mouffle publie un 2015 un dialogue avec Iñigo Errejón (Podemos) qui se forme en politique au moment de la vague de gouvernements de gauche en Amérique Latine dans les années 2000 (voir Hérodote, 2006/4 (no123)) et se lance dans l’arène électorale en postulant que le peuple est « à construire ». Jean Luc Mélanchon suit également l’idée de Laclos et Mouffle qu’il faudrait construire un populisme de gauche (sur le modèle du péronisme) pour accélérer le renouvellement démocratique de la gauche. Mais pour Éric Fassin c’est une erreur car cela revient à abandonner le marqueur « droite » et « gauche » en politique au profit de la défense d’un peuple en fait indéfini politiquement que l’on ne voudrait pas laisser tout entier à la droite ou à l’extrême droite. Le pari lui semble tactiquement discutable: « rapatrier le populisme à gauche n’apportera pas les résultats électoraux escomptés », « non, le populisme n’est pas une arme efficace contre le néolibéralisme » qui « répudie aujourd’hui le démos, soit à la fois le peuple et la démocratie »

Éric Fassin n’emploie pas souvent dans son livre le mot citoyen. Sauf erreur, je ne l’ai trouvé qu’une seule fois: pour expliquer que le néolibéralisme joue un rôle de « dépeupleur » il cite la pièce du même titre de Samuel Beckett qui évoque des « corps » qui circulent, s’arrêtent, occupent des places ou rêvent, dans un « séjour » qu’Éric Fassin interprète comme une métaphore de l’univers concentrationnaire. Dans l’expérience néolibérale ces corps « ne constituent pas ou plus un peuple ». « C’est en ce sens qu’on peut dire du néolibéralisme qu’il joue un rôle de dépeupleur : certes, sa mécanique continue bien de gouverner une population, mais celle-ci semble vidée de toute vie politique » (p. 29). Ce que C. Mouffle dénonçait comme « l’illusion du consensus » post soviétique. « Une telle façon de pratiquer la politique prétend évacuer le conflit en privilégiant le dialogue et la délibération, selon une logique qui, conformément à la vision de Jürgen Habermas, se veut raisonnable et rationnelle ». (p30). Il rejoint la thèse de Wendy Brown qui voit dans la convergence du néo-conservatisme et du néo-libéralisme aux USA une atteinte au démos. (Wendy Brown, « Les habits neufs de la politique mondiale », 2007, Les prairies ordinaires). le citoyen est tout entier défini comme homo oeconomicus. Éric Fassin pense que l’usage de la xénophobie en politique est un des poisons néolibéraux contre la démocratie car elle permet de détourner les effets des violences économiques vers un ennemi, l’étranger. « La politique de la race est donc la face obscure du néolibéralisme », et s’est notamment exprimée contre les Roms (Éric Fassin, « la question rom », cité p. 33). Il fait référence à Achille Mbembe (« l’histoire de la démocratie moderne est au fond une histoire à deux (…) corps : le corps solaire, d’une part et le corps nocturne d’autre part. L’empire colonial et l’État à esclaves (…) constituent les emblèmes majeurs de ce corps nocturne » (Politiques de l’inimitié, la Découverte 2016). A. Mbembe pense que domine « l’égide du militarisme et du capital » qui nous mène vers « la sortie de la démocratie » et « le devenir nègre du monde » ou tout le monde court le risque d’être dépouillé de la « blanchité » (critique de la raison nègre, la Découverte 2013, p.17) 

L’explication ne diffère pas vraiment de ce que d’autres sociologues appelleraient la peur du déclassement (par exemple Éric Maurin La peur du déclassement. Une sociologie des récessions, Seuil, 2009, 93 p). Mais le style de Éric Fassin est fondé sur l’usage systématique de métaphores globales renvoyant à des grands ensembles de populations et d’acteurs abstraits (« le dépeupleur néolibéral » p. 24) sur les temps longs.

Le récit de Yanis Varoufakis sur son expérience au sein d’un Eurogroupe opaque et doté d’un pouvoir décisionnaire considérable en dehors des débats parlementaires fonde l’expression du « coup d’État démocratique ». Le « diktat européen imposé au gouvernement démocratiquement élu de la Grèce (…) représentait une sorte de coup d’État » que Y. Varoufakis avait synthétisé en disant que leurs assaillants n’étaient plus, comme en 1967, des tanks, mais des banques. Comme le pouvoir des banques est légal, le coup d’état est légal ou démocratique. Le cas de Dilma Rousseff serait du même acabit, ainsi que l’usage à trois reprises de l’article 49.3 par Manuel Valls en 2016. « La distinction entre types de régimes, démocratiques ou pas, devient confuse. De plus en plus, le néolibéralisme s’accompagne d’autoritarisme » (p. 39) Évolution commencée avec le coup d’État contre Allende au Chili, avec Margaret Thatcher et Ronald Reagan.

La nation est aussi un outil du néolibéralisme pour étendre son pouvoir. le virage vers les thématiques du FN de Nicolas Sarkozy après le rejet du traité constitutionnel européen a pour objectif de « sauver le néolibéralisme européen en lui injectant une bonne dose d’identité nationale. Loin d’opposer le fédéralisme européen à la nation, comme à l’époque du traité de Maastricht, il s’agit désormais de promouvoir une Europe des nations ». Nous serions donc aujourd’hui en face d’un avatar national-libéral du libéralisme. Concept emprunté à Jean François Bayart (« l’impasse nationale-libérale. Globalisation et repli identitaire », La Découverte, 2017) qui écrit que la mondialisation configure l’État plutôt qu’elle ne le sape. « À dire vrai, l’État-nation est son rejeton, et non sa victime. (…) L’expression idéologique de cette combinatoire entre la globalisation capitaliste et l’universalisation de l’État-nation et le culturalisme sous ses différentes formes, notamment celle de consciences particularistes et de mouvement identitaires, ou encore, celle, savante, de l’orientalisme ». pour JF Bayart, « le national-libéralisme c’est le libéralisme pour les riches, et le nationalisme pour les pauvres ». Éric Fassin cite également Stuart Hall (« Le populisme autoritaire », ed.Amsterdam, 2008) qui décrit que les travailleurs ordinaires ont cru que les conservateurs étaient du côté du peuple alors que les travaillistes étaient du côté d’un État ne jouant plus son rôle protecteur. E. Fassin conclut sur une phrase un peu énigmatique pour moi : « la gauche doit donc apprendre du thatchérisme, et d’abord, comme Ernesto Laclau, comprendre non seulement la contrainte autoritaire mais aussi l’adhésion populaire, au-delà des seuls intérêts de classe, par l’idéologie. »

L’analyse du vote pour Donald Trump et celui du Brexit l’amène à la conclusion qu’il est difficile de démêler le vote pauvre, blanc, ou faiblement formé, et qu’il faut se concentrer surtout sur les abstentionnistes, nombreux dans les classes populaires. (cf Céline Braconnier, Jean Yves Dormagen, la Démocratie de l’abstention, Gallimard 2007). « On aurait tort de réduire les classes populaires au vote populiste ». « La politique de la représentation nationale amène à construire non pas le peuple, mais un peuple (plutôt qu’un autre) », ce peuple ne se réduisant pas aux couches populaires, les enquêtes auprès de l’électorat de D.Trump montre qu’il est divisé sur les questions économiques. Celle-ci est plus défini par une représentation culturelle de soi que par l’économie. D.Trump a déployé une politique des passions qui donne force et voix à leur ressenti, et en l’occurrence à leur ressentiment. Le ressentiment n’est pas une propriété de classe, on le rencontre pareillement chez les riches, il est interclassiste. Éric Fassin postule qu’il ne faut pas s’adresser à cet électorat. « Les électeurs d’extrême droite ne sont pas des victimes dont il faudrait écouter la souffrance. Ce sont des sujets politiques, mus par des passions tristes, qu’il convient de combattre en s’appuyant sur d’autres sujets, et d’autres passions ». Il postule que « Les électeurs de D.Trump n’auraient pas voté pour Bernie Sanders; ceux de Marine Le Pen ne voteront pas pour JL Mélanchon. C’est une question d’affect. le ressentiment ne se retourne pas en révolte, pas plus que l’indignation ne se renverse en rancœur. C’est qu’il y a deux types de passions distinctes (…) celles qui augmentent ma puissance d’agir, et celles qui la diminuent. Le ressentiment qui la réduit fait partie de celles-ci; la révolte qui l’accroît de celles-là. Le plomb vil de la rancœur ne va pas se changer en or pur de l’indignation. »

Refuser le populisme écrit E. Fassin, appelle à se tourner vers un autre électorat, les abstentionnistes. Il faudrait regagner celles et ceux qui n’ont pas succombé à la séduction du fascisme. Il s’oppose au choix de Chantal Mouffle, Ernesto Laclau, Jean Luc Mélanchon, de revenir à la nation. Il pense qu’il faut la dépasser la nation en un contre-populisme qui serait européen (merci aux gens de droite qui ont travaillé à la création de l’UE ?). Il n’est donc pas d’accord avec C.Mouffle qui pense qu’il faut insister sur une description du réel entre ceux d’en haut et ceux d’en bas. Il n’est pas d’accord avec une gauche qui créé des antagonismes entre catégories de populations mais entre des projets de société. Il faut donc revenir à un programme de gauche, proposant au lieu de s’opposer. Au lieu de construire un peuple, il faut construire une gauche. 

La gauche espagnole est-elle nationaliste ?

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Le parti d’extrême gauche Catalunya en Comú (parti de la maire de Barcelone qui a englouti localement Podemos), vient de choisir Jaume Asens, au profil proche des indépendantistes catalans, comme tête de liste pour les élections législatives du 28 avril dans la province de Barcelone. Que signifie « proche » des indépendantistes ou, comme je l’ai entendu dire, « un peu indépendantiste » ? 

La démocratie passe par la « rupture » 

L’idée de Jaume Asens est que les indépendantistes et Catalunya en Comú constituent aujourd’hui « deux courants hégémoniques du catalanisme [1]» devant saisir l’opportunité de construire « un bloc historique de rupture démocratique » d’avec ce qui est appelé le « régime de 1978 ». Cette expression est une représentation construite et diffusée par Podemos pour rattacher ces années au « régime » franquiste de manière à créer le besoin de la fameuse « rupture » qui serait par nature, ou par enchantement, progressiste. Jaume Asens parle de « criminalisation de toute dissidence » ce qui est une évidente contre vérité : tout le spectre séparatiste catalan est en campagne électorale et s’appuie sur la télévision publique régionale. L’évocation du franquisme, auquel est associé la monarchie, est un des leviers de la gauche espagnole, depuis le PSOE du président Sanchez à l’extrême gauche, pour atteindre le pouvoir. L’apparition de l’extrême droite (Vox) est, de son point de vue, une bénédiction car elle devrait permettre de mobiliser les abstentionnistes et de récupérer des voix centristes.

Le souverainisme territorial devient le cadre de la conquête du pouvoir par la gauche

Jaume Asens plaide pour un processus de rédaction d’une Constitution catalane ouvrant la possibilité d’un référendum d’autodétermination ayant précisé  au préalable les enjeux du oui et du non. Ce référendum donnerait alors « la légitimité mais surtout la force suffisante pour appliquer, et si besoin imposer » «  la souveraineté, le contrôle du territoire ou les frontières ». C’est la perspective de ce processus permettant de redessiner les règles du pouvoir qui motive l’alliance de l’extrême gauche et des indépendantistes. Le fait que cela se projette  « dans le cadre d’une république ou d’un État catalan », c’est-à-dire entre Catalans, sans le reste des Espagnols, ne semble poser aucun problème théorique ou éthique. La représentation dominante est que le nationalisme est émancipateur s’il est catalan, il est oppresseur s’il est espagnol. Dans une dynamique qui vise à conquérir d’urgence tout le pouvoir, les électeurs sont embarqués dans une association entre un souverainisme catalaniste (« un peu indépendantiste ») et le nationalisme catalan dont le projet est d’exclure ceux qui se veulent Espagnols, et ce malgré le racisme décomplexé de l’actuel président de la communauté autonome (qui a pu écrire que les Espagnols étaient des « serpents, vipères, hyènes », des « bêtes à la forme humaine »). Il semble que, à l’heure où passe le train de l’Histoire, le « bloc historique de rupture démocratique » ne veuille pas s’encombrer de  ce genre de détails. L’analyse des rouages de l’État, des libertés que pourrait refermer une république catalane (par exemple le bilinguisme espagnol-catalan, l’accentuation de l’entre soi politique), ne fait pas l’objet de débat.

Une stratégie internationale de « résistance juridique » 

Renversant le stigmate qui les dépeint comme des destructeurs de l’Espagne démocratique et pacifiée, Jaume Asens  défend qu’ils sont les seuls défenseurs de l’État de droit et que « la protestation et la désobéissance (…) sont des instruments légitimes et même nécessaires pour forcer le pouvoir à respecter sa propre légalité ». On rappellera que le jugement de douze artisans de la déclaration unilatérale d’indépendance est retransmis en direct pour donner à voir le respect de la légalité en vigueur. Les prévenus sont accusés d’avoir voulu lui substituer un nouvel ordre juridique, national catalan. L’extrême gauche et les séparatistes entendent mettre en place une stratégie d’un « front international » de « résistance juridique » auprès des milieux juridiques européens pour « disputer au pouvoir la légitimité du discours sur le Droit » et lui opposer notamment  « le rôle des droits comme limite à ses abus ».  

Au Pays basque et en Navarre, en Galice, aux Baléares, à Valence,  la gauche s’associe avec des nationalistes pour conquérir le pouvoir en défendant que la démocratie n’a de sens qu’au niveau local, contre l’État, qui est décrit comme nocif. Pour les nationalistes périphériques, l’État espagnol est l’ennemi, pour l’extrême gauche c’est l’État en lui-même qu’il faut vaincre. Les alliances se construisent sur la base de cette convergence d’intérêts, même si les nationalistes sont de droite, racistes, et veulent construire leur État indépendant. Le fait de provoquer l’instabilité à l’échelle de l’Espagne (« rupture démocratique ») n’est pas perçu comme un risque mais comme une opportunité.

Approche géopolitique de la nation

La nation : une idée-force de la géopolitique

Extrait de B.Loyer « Géopolitique, méthode et concept » Armand Colin, 2019

La Nation est une construction mentale collective qui repose sur des faits historiques choisis et agencés pour leur donner un sens et fonder une communauté de destin en rassemblant des populations plus ou moins dissemblables. C’est plus qu’un imaginaire, parce qu’entre en jeu une action de l’État pour forger sur une longue période les éléments constitutifs d’un sentiment national (impôt, armée, justice, langue, école) et parce qu’elle se détermine sur un territoire précis. Dans le cas des nationalistes sans État, un mouvement ou un parti construit ces mêmes éléments : drapeau, enseignement (même clandestin) de la langue, cartographie, récit historique. Du point de vue de ceux qui adhèrent à cette représentation, c’est une vérité, certains étant prêts à mourir ou tuer en son nom.

Avec la création de l’Organisation des Nations unies, la fin des empires, puis celle de l’URSS, le concept de Nation s’est largement diffusé dans le monde au cours du xxe siècle. La plupart des pays décolonisés ont conservé les frontières de la période coloniale, et la référence à la Nation est souvent le socle de légitimité des États ayant pris la suite des puissances coloniales, même lorsque leurs habitants sont très divisés. Bien sûr, il existe d’autres représentations géopolitiques communautaires : des clans, des tribus, des confréries, des royaumes, des peuples indigènes, des internationales religieuses (islamistes, évangélistes, catholiques, orthodoxes…). On voit aussi émerger depuis peu une conscience partagée d’être habitant de « la planète » au-delà des appartenances politique et identitaire.

Yves Lacoste postule que la Nation est « l’idée-force de la géopolitique » car elle apparaît comme le cadre le plus pertinent pour étudier la plupart des conflits et rivalités contemporaines. Il défend l’idée que la question des peuples, de leurs rapports à leurs territoires et aux groupes qu’ils voient comme des « étrangers », des « pilleurs », des « impérialistes », des « amis », traverse la plupart des thématiques, à des degrés divers. Cette assertion ne fait pas l’unanimité parmi les spécialistes. Certains auteurs (Lasserre et Mottet par exemple) pensent au contraire qu’il est nécessaire de dissocier l’approche des conflits thématiques concernant, par exemple, les aménagements, les ressources (mines, énergie, eau, agricoles), les rivalités économiques, les flux migratoires, des rivalités entre Nations, qui seraient une des multiples thématiques géopolitiques. D’autres estiment que la Nation n’est pas une catégorie scientifique et que lui accorder une place centrale revient à travailler sur des mythes ou même à les alimenter en répercutant des représentations géopolitiques nationalistes.

Néanmoins, la généralisation de la représentation de la Nation à l’échelle universelle en fait à ce jour un paradigme politique, une conception dominante qui oriente très puissamment les actions et réflexions des hommes et des femmes de notre époque. La construction progressive de l’Union européenne, par exemple, fait évoluer en profondeur les Nations qui la composent. Pourtant, de nombreux partis nationalistes réclament un retour de la souveraineté vers les parlements des États aux dépens des institutions européennes. La force du sentiment national est un élément essentiel de la géopolitique de l’UE. »



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